L’orfèvrerie marocaine ne se laisse pas appréhender comme un bloc monolithique, mais se divise en deux mondes distincts qui cohabitent sans se mélanger : celui des cités impériales et celui des montagnes. Cette dualité dépasse la simple préférence esthétique pour révéler une fracture sociologique et historique profonde, opposant l’or citadin, symbole de sédentarité, à l’argent rural, emblème identitaire des tribus amazighes. Comprendre les bijoux du Maroc, c’est avant tout savoir lire cette carte géographique des métaux qui dessine, du Rif au Sahara, l’histoire complexe des arts traditionnels marocains.
La fracture identitaire : Or Citadin contre Argent Rural
La distinction entre les deux types de parures est nette et dicte les codes de l’élégance marocaine depuis des siècles, séparant géographiquement et culturellement les centres urbains du reste du pays.
L’Or des villes impériales : L’héritage arabo-andalou
Dans les médinas de Fès, Meknès, Rabat, Tanger ou Tétouan, la bijouterie est une affaire d’or, généralement de 18 carats, travaillé selon des techniques influencées par l’héritage andalou. Cette orfèvrerie citadine se caractérise par la recherche du volume et de la complexité décorative, souvent au détriment de la masse pure de métal. Les pièces maîtresses de ce trousseau, telles que le Taj (diadème) ou le Lebba (imposant collier pectoral formé de pendentifs verticaux), sont conçues pour être portées avec le caftan lors des grandes cérémonies.
L’esthétique citadine fait la part belle aux pierres précieuses et semi-précieuses : émeraudes, rubis et perles baroques viennent sertir des montures en or ciselé ou ajouré. Ce goût pour le faste coloré et la minutie du détail reflète le statut social de la bourgeoisie marchande des grandes villes, un souci du détail partagé par les artisans de Fès. Ces modèles classiques sont aujourd’hui préservés et valorisés, notamment au Musée national de la Parure aux Oudayas.
L’Argent des montagnes : Le « blanc » protecteur
Dès que l’on quitte l’enceinte des cités pour s’enfoncer dans l’Atlas, le Souss ou les zones présahariennes, l’or disparaît presque totalement au profit de l’argent. Ce choix relève d’une symbolique puissante ancrée dans la culture amazighe : l’argent, par sa blancheur, est associé à la pureté et à la protection, contrairement à l’or qui fut parfois perçu dans certaines croyances rurales comme un métal impur.
Les bijoux en milieu rural se distinguent par leurs dimensions imposantes et leur robustesse. La pièce la plus emblématique reste la fibule (Tizerzaï), dont la fonction première était utilitaire : elle servait à maintenir les drapés des vêtements traditionnels avant d’être un ornement. Ces fibules, souvent triangulaires, agissent comme de véritables marqueurs tribaux, chaque région possédant ses propres formes. On retrouve également de lourds bracelets et des anneaux de cheville (Kholkhal) qui, par leur poids, rappellent la présence physique de la matière.
Décryptage technique : Reconnaître le savoir-faire
La valeur de ces parures ne réside pas uniquement dans le poids du métal, mais dans la maîtrise de techniques ancestrales, véritables trésors des arts traditionnels marocains, qui ont failli disparaître au milieu du XXe siècle.
Filigrane, niellage et émail : La signature du Sud
La richesse technique des bijoux ruraux est immense. La ville de Tiznit demeure la capitale incontestée de l’argent, célèbre pour son travail du filigrane. Cette technique consiste à souder de très fins fils d’argent pour créer des motifs aériens, donnant une légèreté visuelle à des pièces massives. Dans l’Anti-Atlas, les artisans utilisent le niellage, un émail noir incrusté dans le métal gravé, qui crée un contraste net avec la brillance de l’argent poli. D’autres régions privilégient l’usage des émaux colorés cloisonnés, apportant une polychromie vibrante aux parures.
Il est impossible d’évoquer ces savoir-faire sans mentionner le rôle central des artisans juifs marocains. Pendant des siècles, ils ont détenu le monopole du travail des métaux précieux, aussi bien dans les mellahs des villes impériales que dans les bourgades rurales. Ce sont eux qui ont façonné l’identité de la bijouterie marocaine, créant des modèles portés indifféremment par les femmes juives et musulmanes. Leur départ massif dans les années 1950 a marqué une rupture, obligeant les artisans musulmans à reprendre le flambeau pour perpétuer ces techniques.
Corail et Ambre : L’âme de la parure berbère
Si l’argent constitue la structure, les matériaux organiques en sont l’âme. Le bijou berbère intègre presque systématiquement du corail rouge et de l’ambre (ou du copal, souvent appelé Loubane). Le corail est lié à la force vitale et à la fécondité, tandis que l’ambre jaune est prisé pour ses vertus supposées protectrices et médicinales. L’introduction de ces matières, ainsi que de pièces de monnaie (Hasani ou Douros), permet souvent de dater les pièces anciennes, aujourd’hui très recherchées par les collectionneurs.
Au-delà de l’esthétique : La fonction sociale
Dans une société traditionnelle où le système bancaire était absent ou éloigné, le bijou jouait un rôle économique de premier plan, bien éloigné de la simple coquetterie.
La dot et l’épargne : Deux visions du capital
Pour la femme marocaine, qu’elle soit citadine ou rurale, le bijou a toujours constitué un capital personnel inaliénable. En milieu rural, cette fonction était vitale : les lourds bracelets en argent moulé et les parures de pièces de monnaie constituaient une épargne de précaution, un « capital ambulant ». En cas de coup dur ou de sécheresse, ces pièces pouvaient être vendues ou échangées pour assurer la survie du foyer.
Cette dimension explique l’aspect parfois massif et brut de certains bijoux anciens : la valeur esthétique importait moins que le poids d’argent pur. C’était un investissement concret. Aujourd’hui, si la modernisation a modifié ce rapport à l’objet, la transmission de ces pièces de mère en fille reste un acte fort de préservation du patrimoine.

