À l’occasion de son quarantième anniversaire, la Maison Zhor Raïs orchestre à Casablanca un événement inédit qui redéfinit les frontières de la haute couture nationale. Du 16 décembre 2025 au 10 janvier 2026, l’exposition « Dalí Diali – L’étoffe du rêve » présente un face-à-face rigoureux entre douze sculptures originales de Salvador Dalí et douze créations textiles conçues en réponse directe à ces œuvres. Validé par la fondation Dalí Universe, ce projet expérimental, accessible uniquement sur rendez-vous, ne se contente pas de célébrer une carrière : il interroge la capacité du vêtement traditionnel à s’extraire de sa fonction utilitaire pour intégrer le champ des arts plastiques.
Une rencontre au sommet entre surréalisme et tradition
Genèse d’un dialogue inattendu
La genèse de ce projet remonte à 2016, lors d’une exposition consacrée au maître catalan en Arabie Saoudite. C’est là que Zhor Raïs rencontre Bertrand Epaud, commissaire d’exposition et représentant de Dalí Universe, l’organisation fondée par le collectionneur Beniamino Levi qui gère l’une des plus importantes collections privées d’œuvres de l’artiste. Cette rencontre marque le point de départ d’une collaboration complexe qui aboutira, près d’une décennie plus tard, à cette installation casablancaise.
L’implication de Dalí Universe confère à l’exposition une légitimité institutionnelle rare pour une maison de couture. Il ne s’agit pas d’une simple inspiration esthétique libre, mais d’un partenariat encadré. Chaque caftan marocain produit pour l’occasion porte officiellement la signature de Salvador Dalí et est accompagné d’un certificat d’authenticité, une première mondiale pour une créatrice du monde arabo-musulman. Ce cadre juridique et artistique strict a imposé un niveau d’exigence particulier : les créations ne devaient pas être de simples produits dérivés, mais des pièces capables de soutenir la comparaison avec les bronzes et les sculptures de verre du maître du surréalisme. Le projet a également pris une dimension familiale, mobilisant la sœur de la créatrice, Nadia, ainsi que ses filles Houda, Chadia et Aïda, ancrant la démarche dans une transmission intergénérationnelle du métier.
Du vêtement à la sculpture textile
Le parti pris scénographique de l’exposition évacue immédiatement la notion de défilé ou de portabilité. Les pièces présentées ne sont pas destinées à être portées lors de cérémonies, ni à être commercialisées pour une clientèle privée. Elles sont conçues dès l’origine comme des objets d’exposition, des « sculptures textiles » qui dialoguent d’égal à égal avec les œuvres tridimensionnelles de Dalí.
Cette approche curatoriale modifie radicalement le statut du caftan marocain. Habituellement perçu à travers le prisme de l’élégance sociale ou de l’apparat festif, il devient ici un support narratif et plastique. L’exposition est pensée comme un parcours immersif et intimiste, où le visiteur circule entre les œuvres de bronze et les structures de tissu. L’objectif n’est pas l’acquisition, mais la lecture d’une œuvre. En libérant le vêtement des contraintes du corps en mouvement et des nécessités du confort, Zhor Raïs a pu explorer des volumes et des architectures textiles qui auraient été impossibles dans une collection classique. Le caftan quitte ici le vestiaire pour entrer dans l’espace muséal, revendiquant un statut d’œuvre d’art à part entière.
L’audace de la déconstruction : le savoir-faire à l’épreuve
Décrypter le temps et la matière
La transposition de l’univers onirique et souvent délirant de Dalí dans le langage structuré de la couture marocaine a nécessité trois années de recherche et de développement technique. L’atelier a dû faire face à des défis de construction inédits pour traduire physiquement des concepts abstraits comme la fluidité du temps ou la métamorphose.
L’œuvre Dance of Time I, célèbre représentation des montres molles de Dalí, trouve ainsi un écho technique dans le travail des matières fluides. Pour évoquer ce temps qui se dérobe et se liquéfie, la créatrice a exploité les propriétés physiques des mousselines de soie et des organzas. Ces tissus ne sont pas simplement drapés ; ils sont travaillés pour créer des effets de coulure et de distorsion visuelle, mimant la mollesse des cadrans daliniens tout en conservant la structure verticale du vêtement. De même, la sculpture Space Elephant, avec ses pattes arachnéennes interminables portant un lourd obélisque, a imposé une réflexion sur l’équilibre entre fragilité apparente et force structurelle. Les coupes ont été déconstruites, les volumes étirés, jouant sur les transparences pour suggérer cette apesanteur paradoxale chère au surréalisme. D’autres œuvres emblématiques comme Alice in Wonderland ou Woman Aflame ont également servi de matrices à ces expérimentations, poussant l’atelier à sortir de sa zone de confort technique.
La grammaire artisanale réinventée
Loin de renier l’héritage technique, ce projet s’appuie intégralement sur la main de l’artisan marocain, mais en détourne l’usage traditionnel. Les éléments constitutifs de l’identité du caftan marocain – la sfifa (galon), les aâkad (boutons), la dfira (tresse) – sont omniprésents, mais leur fonction est réinventée. Ils ne servent plus uniquement à orner ou à fermer le vêtement ; ils deviennent des lignes de force, des armatures ou des éléments graphiques qui structurent ces volumes nouveaux.
C’est là que réside la prouesse des « petites mains » et des maâlems sollicités pour ce projet. Il leur a fallu désapprendre la rigueur symétrique habituelle pour épouser les formes asymétriques et les distorsions voulues par le thème surréaliste. Les broderies sculptées ne sont plus de simples motifs floraux ou géométriques posés à plat ; elles acquièrent du relief, créant des textures qui accrochent la lumière et donnent de la profondeur à la matière, rivalisant avec la patine des bronzes exposés à leurs côtés. Cette démarche met en lumière la versatilité technique de l’artisanat marocain, capable de s’adapter à des cahiers des charges artistiques contemporains sans perdre son âme ni sa précision séculaire.
Au-delà de la mode, une affirmation culturelle majeure
Une résonance avec l’actualité patrimoniale
L’inauguration de « Dalí Diali » intervient à un moment charnière pour le patrimoine marocain. Elle fait écho de manière saisissante à l’actualité récente du 10 décembre 2025, date de l’inscription officielle du caftan marocain sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Alors que cette reconnaissance internationale sanctuarise un savoir-faire ancestral, l’exposition de Zhor Raïs démontre que ce patrimoine n’est pas figé dans le passé.
En confrontant le caftan marocain à une figure majeure de l’art moderne occidental, l’événement affirme l’universalité de ce vêtement. Il ne s’agit plus seulement d’un costume régional ou identitaire, mais d’une proposition culturelle capable de dialoguer avec les références mondiales de l’art. Cette exposition agit comme un manifeste : elle prouve que la couture marocaine possède la densité historique et la technique nécessaires pour investir les institutions culturelles internationales. D’ailleurs, la vocation de ces pièces n’est pas de rester à Casablanca. L’exposition est pensée comme la première étape d’un parcours itinérant, destiné à présenter ce dialogue entre Orient et Occident, entre tradition et avant-garde, dans d’autres musées et institutions à travers le monde. C’est une démonstration de « soft power » culturel, où le caftan marocain devient un ambassadeur de la créativité et de l’excellence artisanale du Royaume.

