Représentation de l’Islam : l’Europe face à son miroir oriental

L’Académie du Royaume du Maroc s’est penchée, les 20 et 21 novembre 2025, sur la genèse de la représentation de l’islam en Occident. Loin d’être un simple inventaire littéraire, ce colloque piloté par Abdeljlil Lahjomri a décortiqué trois siècles de malentendus, de fantasmes et de fascinations qui continuent de structurer les relations Nord-Sud.

L’image de l’autre en dit souvent plus long sur celui qui regarde que sur celui qui est regardé. C’est le postulat central qui a animé les débats de la Chaire des Littératures Comparées à Rabat. Pour le Secrétaire perpétuel Abdeljlil Lahjomri, l’étude de ces représentations dépasse le cadre académique pour devenir un « impératif intellectuel ». Comprendre comment l’Europe a écrit l’Islam, c’est comprendre comment elle s’est définie elle-même, par opposition ou par projection.

L’Académie du Royaume rouvre le dossier des « Lumières d’Orient »

L’histoire littéraire entre l’Europe et le monde musulman ne se résume pas à une suite de conflits. Elle est un espace poreux où circulent savoirs, traductions et mythes. Pourtant, la construction de cette image a longtemps obéi à des impératifs politiques.

Le colloque a mis en lumière une trajectoire complexe. Si la Renaissance a permis une première approche philologique et humaniste des textes, elle restait inscrite dans une logique de « possession symbolique ». Il ne s’agissait pas de dialoguer avec l’Islam, mais de l’intégrer comme objet d’étude dans une centralité intellectuelle européenne. Cette dynamique a forgé des narrations tenaces, oscillant entre le rejet théologique et l’instrumentalisation philosophique.

Moyen-Âge : La fabrication du « Sarrasin »

Dans la littérature médiévale, la représentation de l’islam ne s’embarrasse pas de réalisme. Elle répond à une nécessité guerrière : souder la chrétienté face à un ennemi commun. Les chansons de geste opèrent une dichotomie radicale entre la « maison de la foi » et la « maison de l’infidélité ».

L’exemple le plus frappant reste la Chanson de Roland. Le texte dépeint les Sarrasins non comme des monothéistes, mais comme des païens idolâtres vénérant une trinité imaginaire composée de Mahomet, Tervagan et Apollon. Cette distorsion n’est pas une simple erreur documentaire. Elle est une construction idéologique volontaire. En transformant le musulman en païen, l’auteur médiéval l’exclut du champ de la révélation biblique et justifie l’affrontement. Le « Sarrasin » n’est pas un interlocuteur, c’est un miroir inversé du chevalier chrétien.

Cette vision binaire a laissé des traces profondes. Elle a longtemps empêché l’Europe de percevoir la réalité historique et religieuse du monde musulman, enfermé dans un rôle d’adversaire théologique utile.

Lumières et romantisme : quand l’Islam devient un prétexte

Le XVIIIe siècle marque un tournant. L’Islam cesse d’être seulement un ennemi pour devenir un outil critique. Les philosophes des Lumières utilisent la figure de Mahomet pour régler leurs comptes avec l’Église catholique.

Dans sa tragédie Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (1741), Voltaire ne cherche pas à décrire la réalité de l’Arabie du VIIe siècle. Il met en scène un prophète imposteur pour mieux dénoncer, par ricochet, les mécanismes du fanatisme religieux qui sévissent en Europe. L’Orient devient un masque commode pour contourner la censure et interroger les contradictions de la société occidentale.

Au XIXe siècle, le rapport de force s’inverse avec l’expansion coloniale. La peur laisse place à la curiosité et à une forme d’appropriation esthétique. C’est l’ère de l’Orientalisme. Comme le souligne l’ouvrage de référence de Moënis Taha-Hussein, Le Romantisme français et l’Islam, cette période voit les écrivains européens chercher en Orient ce qu’ils ont perdu en Occident : le sacré.

Pour des auteurs comme Lamartine, Hugo ou Nerval, l’Orient islamique fonctionne comme un miroir spirituel. Ils y projettent leurs inquiétudes face à une Europe de plus en plus matérialiste et industrielle. L’Islam est alors paré de vertus « poétiques » : pureté, élévation, fatalisme. Si cette vision est plus positive, elle reste une construction imaginaire. Le musulman devient un personnage de fiction, figé dans un décor de minarets et de déserts, servant de faire-valoir aux états d’âme de l’écrivain-voyageur.

Sortir du mythe : le défi contemporain

Ces strates successives – le Sarrasin païen, le Mahomet voltairien, l’Orient romantique – continuent d’influencer les perceptions actuelles. Pour Abdeljlil Lahjomri, l’enjeu est de déconstruire ces schémas pour distinguer ce qui relève du mythe et ce qui permet le dialogue.

L’orientalisme scientifique du XIXe siècle a produit une masse de savoirs (philologie, histoire), mais souvent cadrée par des rapports de domination. Aujourd’hui, la critique littéraire doit permettre de dépasser la simple représentation de l’islam comme folklore ou menace. Il s’agit de reconnaitre l’expérience spirituelle et historique des musulmans pour elle-même, et non comme une antithèse de l’Europe.

Des initiatives comme ce colloque, ou les travaux récents sur le Maroc médiéval et ses connexions européennes, participent à cette relecture. Elles rappellent que la Méditerranée n’a jamais été une barrière étanche, mais un espace de frottement où l’identité européenne s’est constamment négociée face à son voisin du Sud.

La littérature offre une voie de sortie. En passant de l’exotisme à une approche « dialogique », elle permet enfin d’envisager l’autre non plus comme un objet de conquête ou de fantasme, mais comme un partenaire dans une histoire commune. C’est tout le sens du travail mené par la Fondation des Trois Cultures, qui prolonge aujourd’hui cette réflexion indispensable.